Citation de: pippoletsu le Juillet 07, 2025, 11:22:41 AMSinon acheter des jeux et payer les créateurs pour leur travail, c'est pas une mauvaise idée hein.
Là le game pass a buté MS et une bonne partie de la scène JV parce comme des gros cons de macronistes, ils n'ont pas pensé qu'avoir des RECETTES était une bonne idée...
Si j'ai bien compris l'économie récente, le modèle des licornes (start ups valorisées à 1Mds$) c'est certes d'être à perte pendant 10-15ans (UBER, blablacar, ou même Netflix, ou Amazon à leur début) mais de tuer toute concurrence, et ensuite d'être rentable quand ils sont tout seuls et là c'est parti pour la moula et l'enshitification!
Je vous mets en spoiler un article connexe paru dans Mediapart en 2022, plus particulièrement sur UBER et les sociétés par action. Cet article m'a tellement marqué que j'en ai retenu le titre c'est dire! Je vous ai mis en gras les passages importants car il fait plus de 4000 mots.
Spoiler
Comment Uber dévore l'avenir
Le chercheur Timothy Mitchell, auteur de « Carbon Democracy », étudie la façon dont Uber a fondé son développement sur l'extraction et la prédation d'un domaine qui nous concerne tous : le futur. Une analyse publiée initialement par la « Revue du Crieur ».
Timothy Mitchell
12 juillet 2022 à 19h24
Nous vivons à une époque où des richesses extraordinaires semblent provenir de sources mystérieuses et insondables. Quand l'entreprise états-unienne Uber est entrée en bourse en 2019, le marché arrêta sa valeur à 82 milliards de dollars, un chiffre énorme pour une société de service de voiturage âgée de seulement dix ans qui ne possédait pas de voiture et n'avait jamais fait de profits.
Afin d'expliquer ce genre d'événement, les médias d'information aiment emprunter à la météorologie et qualifient souvent les gains des investisseurs de « stratosphériques ». Comment expliquer autrement que les cinq millions de dollars investis par Goldman Sachs dans Uber en 2011, par exemple, valaient désormais plus d'un demi-milliard de dollars, soit un retour sur investissement de plus de 1 000 % en seulement huit ans ? Quelques commentateurs un peu plus critiques se risquèrent à dire que la valeur de l'entreprise était « tombée du ciel ».
Mais la source de pareille manne ne doit rien au ciel. Et pour comprendre cette manière de faire de l'argent, il faut redescendre sur terre. Car si Uber est un cas extrême, son mode d'acquisition de richesses est tout à fait banal. La firme a créé sa valeur en ayant recours à un moyen pratique de consommer le futur.
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec REA
Les méthodes permettant d'extraire un revenu du futur ne datent pas d'hier. Celle utilisée par Uber, la société par actions, existe sous sa forme actuelle depuis un siècle et demi. Nous utilisons des mots du langage courant afin de parler de notre lien économique avec le futur : prix de l'action, taux d'intérêt, technologie et croissance économique. Aucun ne permet pourtant d'expliquer comment la facture sera payée plus tard par des individus. En réalité, le langage de la finance nous interdit même d'envisager cette relation pour ce qu'elle est : il veut nous faire croire que ces existences futures ne sont pas la source des gains actuels mais leurs bénéficiaires.
Aujourd'hui, face à la question climatique, il nous faut comprendre comment est fabriquée cette cécité. L'urgence climatique exige que nous agissions en ayant à l'esprit les conditions futures. Mais les gouvernements semblent bien incapables de prendre en compte le long terme et leurs actions paraissent souvent impuissantes face aux forces du capital mondial. Et même s'il était possible de dépasser ces difficultés, les conséquences semblent d'ores et déjà insurmontables. Le capitalisme, quel qu'en soit le coût, prétend nous avoir apporté la croissance. Dès lors, comment pourrions-nous survivre dans une temporalité différente, où le futur ne serait pas défini par un principe d'expansion économique ?
Depuis que nous avons organisé la vie collective autour du principe de croissance économique, des efforts ont été faits afin d'en montrer les limites : cette croissance est insoutenable et mal mesurée, ses coûts sociaux et écologiques sont trop élevés, etc. Ces critiques sont bien sûr importantes, mais nous pouvons considérer autrement notre relation avec le futur : la croissance n'est pas la logique de la modernité capitaliste mais son alibi.
Comprendre les mécanismes d'extraction du futur à l'œuvre derrière l'alibi de la croissance.
Par le passé, nous parlions de modernité en termes d'expansion physique. Les historiens définissaient le capitalisme comme un processus né en Europe, d'où il s'était peu à peu étendu jusqu'à englober le monde entier. Nous savons aujourd'hui qu'il s'agit là d'une description partielle et partiale de changements qui n'ont jamais été limités à une zone géographique. Les mutations du commerce et du crédit, l'exploitation du sol et de la main-d'œuvre, la destruction des populations et des cultures se sont toujours produites à un niveau transnational. Considérer cela comme l'« expansion » spatiale de l'Occident permettait d'en expliquer certains aspects, mais était le produit de méthodes de mesure et d'analyse du changement qui obscurcissaient le phénomène autant qu'elles le constataient.
Y aurait-il un moyen similaire permettant de réviser notre compréhension du temps ? Non pas seulement pour faire la critique des conceptions de l'histoire-comme-croissance comme nous le faisons avec la géographie-comme-expansion, mais afin de développer le même type de perspective postcoloniale ? S'agirait-il d'intégrer non seulement le point de vue des humains dont les terres et les moyens de subsistance ont été colonisés, mais aussi celui de ceux qui ont été dépouillés de leur futur ? Il nous faut à cette fin comprendre les mécanismes d'extraction du futur à l'œuvre derrière l'alibi de la croissance.
La valeur avant tout
Quand une société entre en bourse, les actions proposées à la vente représentent une part de la propriété de ses profits futurs. Comme ces profits ne sont pas disponibles immédiatement, chaque année, la valeur du revenu est actualisée afin de tenir compte du temps appelé à s'écouler jusqu'à ce qu'il se soit accumulé. La « valeur actualisée » des profits futurs, selon l'expression consacrée, produit la valorisation de l'entreprise.
S'agissant d'Uber, l'entreprise ne faisait pas encore de profits au moment de son entrée en bourse. Le prix des trajets en voiture avait été fixé en dessous de leur prix réel dans le but d'évincer les concurrents. Ces opérations subventionnées perdaient chaque année plusieurs milliards de dollars. Afin de valoriser la firme, les analystes financiers partirent du principe qu'Uber continuerait de se développer jusqu'à ce qu'elle arrive à « dominer le marché ».
En éliminant les concurrents, Uber et Lyft, sa rivale aux États-Unis, pourraient continuer de prélever une part de chaque trajet facturé par leurs chauffeurs, en moyenne 20 %, tout en se servant de leur duopole de plus en plus puissant afin de limiter la part versée aux chauffeurs et d'augmenter le coût pour les passagers. Ces hypothèses promettaient qu'Uber arrêterait de perdre de l'argent six ans après son entrée en bourse et engrangerait dix ans plus tard des profits annuels de presque cinq milliards de dollars.
La société par actions n'offre pas seulement une promesse de profits futurs. C'est aussi un mécanisme qui permet d'acquérir dans le présent ce revenu promis. En proposant des actions sur le marché, les investisseurs qui possèdent la société vendent une forme de propriété, la propriété aujourd'hui d'un revenu pris dans le futur. Ce processus est appelé « capitalisation » d'un revenu futur. La manne récoltée au moment de la vente ne tombe pas du ciel, mais vient de la robustesse politique de la capitalisation – une méthode de monétisation et de marchandisation de créances privées sur le futur.
Cette manne représente la valeur d'une charge imposée aux futurs employés et clients de l'entreprise. Les profits de cette dernière, et donc les dividendes de ses actionnaires, reposent sur le maintien dans la durée de cette charge. La valeur de l'action et le dividende qui en dépend prennent la priorité sur toute autre demande des employés ( de meilleurs salaires ) ou des clients ( des prix plus bas ), grâce à la force croissante de la firme par rapport à celle des employés et des clients : c'est cette force qu'exprime la formule politique de « domination du marché ».
La société par actions est une machine à coloniser le temps.
Cette charge n'est pas un coût nécessaire au fonctionnement de l'activité, mais plutôt une surcharge – c'est ce que l'on appelle la rente – que la position dominante de l'entreprise permet d'imposer. La valorisation boursière de 82 milliards de dollars d'Uber représentait la valeur présente de ce rapport de force. Et ce sont ses chauffeurs et ses passagers qui devraient la rembourser, au fil du temps, de leurs poches.
La société par actions est une machine à coloniser le temps. Elle fournit un moyen d'enrichir un groupe d'entrepreneurs et de financiers dans le présent en imposant une charge supplémentaire à des dizaines de millions d'utilisateurs dans le futur. La manne récoltée aujourd'hui par les gens qui mettent en place les mécanismes de contrôle et les lignes de crédit à partir desquels se construira cette machine sera financée par les revenus d'individus dans 5, 10 ou 20 ans – voire aussi loin dans le futur que le mécanisme de captation pourra être étendu.
Il n'y rien d'unique dans le cas d'Uber. La méthode utilisée par les entreprises afin de capter des revenus est apparue au cours des 150 dernières années, à mesure que la société par actions est devenue, comme le disait Thorstein Veblen en 1923, « l'institution maîtresse de la vie civilisée ». En plus d'enrichir ses créateurs, l'entreprise capitaliste est une source de gains pour les investisseurs individuels et les fonds d'investissement qui achètent ses actions.
Dix ans après le propos de Veblen, une deuxième « institution maîtresse » est apparue dans le but de capter un revenu futur, la société de crédit immobilier, avec son marché de l'immobilier. Peu utilisé aux États-Unis jusqu'à l'apparition des garanties fédérales au milieu des années 1930, le prêt immobilier a fait du logement un autre mode de capitalisation. Les spéculateurs-constructeurs pouvaient désormais vendre des logements, non pas au coût de leur construction, mais à la valeur capitalisée de l'occupation d'un logement sur 30 ans.
Les secteurs de l'immobilier et du crédit immobilier ont ensuite atteint une dimension économique leur permettant de rivaliser avec la société par actions comme mécanismes d'endettement du futur et de captation dans le présent d'un revenu à venir. Ces vingt ou trente dernières années, le crédit automobile, la carte de crédit, les frais de scolarité, notamment d'université, et de nombreux autres instruments sont apparus de manière à transformer la vie des humains en échéancier de remboursement.
Orienter les profits
Ce qui est étonnant dans notre relation au futur, c'est que nous avons perdu la capacité de voir à quel point nous l'avons appauvrie. Il y a un siècle, un économiste comme Veblen comprenait assez bien comment fonctionnait cette « méthode de sabotage », ainsi qu'il l'appelait. Les économistes d'aujourd'hui tiennent un tout autre langage. Ils transposent la méthode consistant à vivre aux dépens des individus qui devront rembourser la dette dans ce que l'on appelle la « croissance ».
S'agissant de l'entreprise capitaliste, deux choses sont nécessaires afin de changer l'appauvrissement en croissance. La première est d'attribuer la valeur croissante de l'entreprise non pas à l'exploitation du futur mais au progrès de la technologie. La seconde est de considérer la manne gagnée dans le présent et les charges – au moyen desquelles cette manne sera remboursée dans le futur – comme des contributions équivalentes à un bien plus grand : la croissance de ce que nous appelons « l'économie ».
Il faut donc d'abord attribuer le gain à la technologie. La valorisation élevée des entreprises qui réussissent n'est-elle pas due à l'innovation qui les rend plus efficientes ? Les employés et les clients futurs d'une entreprise ne seront-ils pas les bénéficiaires de cette efficacité supplémentaire et des économies de coût réalisées ?
Revenons au cas Uber. Son succès, explique Hubert Horan, ne peut être attribué à aucun progrès technologique. Son appli pour smartphone a peut-être rendu plus efficace au départ la mise en relation des chauffeurs et des passagers, mais Uber n'a inventé ni le smartphone, ni l'Internet, ni le GPS, ni le paiement électronique ni aucune autre technologie utilisée par les entreprises de voiturage. L'utilisation coordonnée de ces systèmes s'est diffusée dans tous les domaines de la vie urbaine, de la commande d'une pizza à un trajet en bus. Leur usage dans le transport privé a été adopté très vite par la plupart des entreprises de voiturage.
L'expansion d'Uber reposait largement sur une stratégie de prix prédatrice destinée à chasser du marché les sociétés de taxis. Les capital-risqueurs qui investirent dans Uber dotèrent l'entreprise d'un fonds de 13 milliards de dollars, lequel servit à fixer le prix du trajet très en dessous de son prix de revient. Chaque dollar gagné sur le transport d'un passager coûtait à Uber un dollar cinquante. La perte fut réduite par la suite, mais seulement en augmentant la part prélevée par Uber sur chaque trajet et en forçant les chauffeurs à accepter une baisse de revenu. Dans certains cas, la part captée par Uber pouvait s'élever à 50 %, voire plus.
Comme souvent, le cœur du nouveau business n'a absolument rien d'original : il s'agit d'un appareil centenaire appelé "voiture".
Il s'agit là moins d'une nouvelle technologie que du « choc du vieux monde ». Comme souvent, le cœur du nouveau business n'a absolument rien d'original : il s'agit d'un appareil centenaire appelé « voiture ». Aucune autre machine n'a eu plus d'importance dans la construction de mondes non soutenables au XXe siècle. La voiture a fait de la production de pétrole l'une des plus grosses industries mondiales, contribuant plus que toute autre à la croissance des émissions de carbone.
La voiture a eu un effet parallèle sur la manière dont les gens vivent : elle représente jusqu'à 50 % de l'occupation des sols dans les villes et a permis la création de banlieues, avec leurs modes de logement, d'utilisation des terres et de transport individuel très consommateurs en énergie. Et la propriété des voitures, de loin le bien le plus coûteux des ménages, a donné naissance aux premières et plus importantes formes de crédit à la consommation. L'industrie automobile a joué un rôle pionnier dans la généralisation de l'endettement personnel, qui a fait de la vie quotidienne un système destiné à financer le paiement aux banques des frais et intérêts futurs.
Au lieu de développer une technologie nouvelle, ces sociétés de transport ont simplement trouvé un moyen différent de gagner de l'argent à partir de l'usage de véhicules privés, rejoignant les rangs des compagnies pétrolières, des promoteurs immobiliers et de l'industrie financière. Une poignée de sociétés mondiales de services de voiturage pouvaient désormais promettre un futur dans lequel elles extrairaient une rente monopolistique de chaque trajet effectué en voiture.
Ce à quoi les économistes voudraient que ressemble l'économie
Pendant des dizaines d'années, les économistes ont attribué l'extraction de rentes futures à de supposés progrès de la technologie. Dans le cas d'Uber, la firme recruta des économistes maison qui présentèrent ce processus d'extraction de rente comme un bénéfice pour le client. Son monopole lui permit d'obtenir des données qui étayèrent ces dires. En fixant le prix du trajet et le salaire des chauffeurs, Uber avait la maîtrise exclusive des informations recueillies à chaque trajet réalisé.
Elle put ainsi ajuster les charges au moyen d'un algorithme, qui calculait jusqu'où la rémunération pouvait être baissée ou le prix d'un trajet augmenté, afin de maximiser à tout moment la part prélevée par l'entreprise. Connu sous le nom de « tarification dynamique » ( surge pricing ), ce moyen d'échapper à la réglementation en matière de tarif et de salaire minimum fut promu comme la source technologique de création de valeur. Les données propriétaires issues de millions de trajets facturés furent utilisées afin de construire l'argumentaire.
Fin 1ère partie
Le chercheur Timothy Mitchell, auteur de « Carbon Democracy », étudie la façon dont Uber a fondé son développement sur l'extraction et la prédation d'un domaine qui nous concerne tous : le futur. Une analyse publiée initialement par la « Revue du Crieur ».
Timothy Mitchell
12 juillet 2022 à 19h24
Nous vivons à une époque où des richesses extraordinaires semblent provenir de sources mystérieuses et insondables. Quand l'entreprise états-unienne Uber est entrée en bourse en 2019, le marché arrêta sa valeur à 82 milliards de dollars, un chiffre énorme pour une société de service de voiturage âgée de seulement dix ans qui ne possédait pas de voiture et n'avait jamais fait de profits.
Afin d'expliquer ce genre d'événement, les médias d'information aiment emprunter à la météorologie et qualifient souvent les gains des investisseurs de « stratosphériques ». Comment expliquer autrement que les cinq millions de dollars investis par Goldman Sachs dans Uber en 2011, par exemple, valaient désormais plus d'un demi-milliard de dollars, soit un retour sur investissement de plus de 1 000 % en seulement huit ans ? Quelques commentateurs un peu plus critiques se risquèrent à dire que la valeur de l'entreprise était « tombée du ciel ».
Mais la source de pareille manne ne doit rien au ciel. Et pour comprendre cette manière de faire de l'argent, il faut redescendre sur terre. Car si Uber est un cas extrême, son mode d'acquisition de richesses est tout à fait banal. La firme a créé sa valeur en ayant recours à un moyen pratique de consommer le futur.
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec REA
Les méthodes permettant d'extraire un revenu du futur ne datent pas d'hier. Celle utilisée par Uber, la société par actions, existe sous sa forme actuelle depuis un siècle et demi. Nous utilisons des mots du langage courant afin de parler de notre lien économique avec le futur : prix de l'action, taux d'intérêt, technologie et croissance économique. Aucun ne permet pourtant d'expliquer comment la facture sera payée plus tard par des individus. En réalité, le langage de la finance nous interdit même d'envisager cette relation pour ce qu'elle est : il veut nous faire croire que ces existences futures ne sont pas la source des gains actuels mais leurs bénéficiaires.
Aujourd'hui, face à la question climatique, il nous faut comprendre comment est fabriquée cette cécité. L'urgence climatique exige que nous agissions en ayant à l'esprit les conditions futures. Mais les gouvernements semblent bien incapables de prendre en compte le long terme et leurs actions paraissent souvent impuissantes face aux forces du capital mondial. Et même s'il était possible de dépasser ces difficultés, les conséquences semblent d'ores et déjà insurmontables. Le capitalisme, quel qu'en soit le coût, prétend nous avoir apporté la croissance. Dès lors, comment pourrions-nous survivre dans une temporalité différente, où le futur ne serait pas défini par un principe d'expansion économique ?
Depuis que nous avons organisé la vie collective autour du principe de croissance économique, des efforts ont été faits afin d'en montrer les limites : cette croissance est insoutenable et mal mesurée, ses coûts sociaux et écologiques sont trop élevés, etc. Ces critiques sont bien sûr importantes, mais nous pouvons considérer autrement notre relation avec le futur : la croissance n'est pas la logique de la modernité capitaliste mais son alibi.
Comprendre les mécanismes d'extraction du futur à l'œuvre derrière l'alibi de la croissance.
Par le passé, nous parlions de modernité en termes d'expansion physique. Les historiens définissaient le capitalisme comme un processus né en Europe, d'où il s'était peu à peu étendu jusqu'à englober le monde entier. Nous savons aujourd'hui qu'il s'agit là d'une description partielle et partiale de changements qui n'ont jamais été limités à une zone géographique. Les mutations du commerce et du crédit, l'exploitation du sol et de la main-d'œuvre, la destruction des populations et des cultures se sont toujours produites à un niveau transnational. Considérer cela comme l'« expansion » spatiale de l'Occident permettait d'en expliquer certains aspects, mais était le produit de méthodes de mesure et d'analyse du changement qui obscurcissaient le phénomène autant qu'elles le constataient.
Y aurait-il un moyen similaire permettant de réviser notre compréhension du temps ? Non pas seulement pour faire la critique des conceptions de l'histoire-comme-croissance comme nous le faisons avec la géographie-comme-expansion, mais afin de développer le même type de perspective postcoloniale ? S'agirait-il d'intégrer non seulement le point de vue des humains dont les terres et les moyens de subsistance ont été colonisés, mais aussi celui de ceux qui ont été dépouillés de leur futur ? Il nous faut à cette fin comprendre les mécanismes d'extraction du futur à l'œuvre derrière l'alibi de la croissance.
La valeur avant tout
Quand une société entre en bourse, les actions proposées à la vente représentent une part de la propriété de ses profits futurs. Comme ces profits ne sont pas disponibles immédiatement, chaque année, la valeur du revenu est actualisée afin de tenir compte du temps appelé à s'écouler jusqu'à ce qu'il se soit accumulé. La « valeur actualisée » des profits futurs, selon l'expression consacrée, produit la valorisation de l'entreprise.
S'agissant d'Uber, l'entreprise ne faisait pas encore de profits au moment de son entrée en bourse. Le prix des trajets en voiture avait été fixé en dessous de leur prix réel dans le but d'évincer les concurrents. Ces opérations subventionnées perdaient chaque année plusieurs milliards de dollars. Afin de valoriser la firme, les analystes financiers partirent du principe qu'Uber continuerait de se développer jusqu'à ce qu'elle arrive à « dominer le marché ».
En éliminant les concurrents, Uber et Lyft, sa rivale aux États-Unis, pourraient continuer de prélever une part de chaque trajet facturé par leurs chauffeurs, en moyenne 20 %, tout en se servant de leur duopole de plus en plus puissant afin de limiter la part versée aux chauffeurs et d'augmenter le coût pour les passagers. Ces hypothèses promettaient qu'Uber arrêterait de perdre de l'argent six ans après son entrée en bourse et engrangerait dix ans plus tard des profits annuels de presque cinq milliards de dollars.
La société par actions n'offre pas seulement une promesse de profits futurs. C'est aussi un mécanisme qui permet d'acquérir dans le présent ce revenu promis. En proposant des actions sur le marché, les investisseurs qui possèdent la société vendent une forme de propriété, la propriété aujourd'hui d'un revenu pris dans le futur. Ce processus est appelé « capitalisation » d'un revenu futur. La manne récoltée au moment de la vente ne tombe pas du ciel, mais vient de la robustesse politique de la capitalisation – une méthode de monétisation et de marchandisation de créances privées sur le futur.
Cette manne représente la valeur d'une charge imposée aux futurs employés et clients de l'entreprise. Les profits de cette dernière, et donc les dividendes de ses actionnaires, reposent sur le maintien dans la durée de cette charge. La valeur de l'action et le dividende qui en dépend prennent la priorité sur toute autre demande des employés ( de meilleurs salaires ) ou des clients ( des prix plus bas ), grâce à la force croissante de la firme par rapport à celle des employés et des clients : c'est cette force qu'exprime la formule politique de « domination du marché ».
La société par actions est une machine à coloniser le temps.
Cette charge n'est pas un coût nécessaire au fonctionnement de l'activité, mais plutôt une surcharge – c'est ce que l'on appelle la rente – que la position dominante de l'entreprise permet d'imposer. La valorisation boursière de 82 milliards de dollars d'Uber représentait la valeur présente de ce rapport de force. Et ce sont ses chauffeurs et ses passagers qui devraient la rembourser, au fil du temps, de leurs poches.
La société par actions est une machine à coloniser le temps. Elle fournit un moyen d'enrichir un groupe d'entrepreneurs et de financiers dans le présent en imposant une charge supplémentaire à des dizaines de millions d'utilisateurs dans le futur. La manne récoltée aujourd'hui par les gens qui mettent en place les mécanismes de contrôle et les lignes de crédit à partir desquels se construira cette machine sera financée par les revenus d'individus dans 5, 10 ou 20 ans – voire aussi loin dans le futur que le mécanisme de captation pourra être étendu.
Il n'y rien d'unique dans le cas d'Uber. La méthode utilisée par les entreprises afin de capter des revenus est apparue au cours des 150 dernières années, à mesure que la société par actions est devenue, comme le disait Thorstein Veblen en 1923, « l'institution maîtresse de la vie civilisée ». En plus d'enrichir ses créateurs, l'entreprise capitaliste est une source de gains pour les investisseurs individuels et les fonds d'investissement qui achètent ses actions.
Dix ans après le propos de Veblen, une deuxième « institution maîtresse » est apparue dans le but de capter un revenu futur, la société de crédit immobilier, avec son marché de l'immobilier. Peu utilisé aux États-Unis jusqu'à l'apparition des garanties fédérales au milieu des années 1930, le prêt immobilier a fait du logement un autre mode de capitalisation. Les spéculateurs-constructeurs pouvaient désormais vendre des logements, non pas au coût de leur construction, mais à la valeur capitalisée de l'occupation d'un logement sur 30 ans.
Les secteurs de l'immobilier et du crédit immobilier ont ensuite atteint une dimension économique leur permettant de rivaliser avec la société par actions comme mécanismes d'endettement du futur et de captation dans le présent d'un revenu à venir. Ces vingt ou trente dernières années, le crédit automobile, la carte de crédit, les frais de scolarité, notamment d'université, et de nombreux autres instruments sont apparus de manière à transformer la vie des humains en échéancier de remboursement.
Orienter les profits
Ce qui est étonnant dans notre relation au futur, c'est que nous avons perdu la capacité de voir à quel point nous l'avons appauvrie. Il y a un siècle, un économiste comme Veblen comprenait assez bien comment fonctionnait cette « méthode de sabotage », ainsi qu'il l'appelait. Les économistes d'aujourd'hui tiennent un tout autre langage. Ils transposent la méthode consistant à vivre aux dépens des individus qui devront rembourser la dette dans ce que l'on appelle la « croissance ».
S'agissant de l'entreprise capitaliste, deux choses sont nécessaires afin de changer l'appauvrissement en croissance. La première est d'attribuer la valeur croissante de l'entreprise non pas à l'exploitation du futur mais au progrès de la technologie. La seconde est de considérer la manne gagnée dans le présent et les charges – au moyen desquelles cette manne sera remboursée dans le futur – comme des contributions équivalentes à un bien plus grand : la croissance de ce que nous appelons « l'économie ».
Il faut donc d'abord attribuer le gain à la technologie. La valorisation élevée des entreprises qui réussissent n'est-elle pas due à l'innovation qui les rend plus efficientes ? Les employés et les clients futurs d'une entreprise ne seront-ils pas les bénéficiaires de cette efficacité supplémentaire et des économies de coût réalisées ?
Revenons au cas Uber. Son succès, explique Hubert Horan, ne peut être attribué à aucun progrès technologique. Son appli pour smartphone a peut-être rendu plus efficace au départ la mise en relation des chauffeurs et des passagers, mais Uber n'a inventé ni le smartphone, ni l'Internet, ni le GPS, ni le paiement électronique ni aucune autre technologie utilisée par les entreprises de voiturage. L'utilisation coordonnée de ces systèmes s'est diffusée dans tous les domaines de la vie urbaine, de la commande d'une pizza à un trajet en bus. Leur usage dans le transport privé a été adopté très vite par la plupart des entreprises de voiturage.
L'expansion d'Uber reposait largement sur une stratégie de prix prédatrice destinée à chasser du marché les sociétés de taxis. Les capital-risqueurs qui investirent dans Uber dotèrent l'entreprise d'un fonds de 13 milliards de dollars, lequel servit à fixer le prix du trajet très en dessous de son prix de revient. Chaque dollar gagné sur le transport d'un passager coûtait à Uber un dollar cinquante. La perte fut réduite par la suite, mais seulement en augmentant la part prélevée par Uber sur chaque trajet et en forçant les chauffeurs à accepter une baisse de revenu. Dans certains cas, la part captée par Uber pouvait s'élever à 50 %, voire plus.
Comme souvent, le cœur du nouveau business n'a absolument rien d'original : il s'agit d'un appareil centenaire appelé "voiture".
Il s'agit là moins d'une nouvelle technologie que du « choc du vieux monde ». Comme souvent, le cœur du nouveau business n'a absolument rien d'original : il s'agit d'un appareil centenaire appelé « voiture ». Aucune autre machine n'a eu plus d'importance dans la construction de mondes non soutenables au XXe siècle. La voiture a fait de la production de pétrole l'une des plus grosses industries mondiales, contribuant plus que toute autre à la croissance des émissions de carbone.
La voiture a eu un effet parallèle sur la manière dont les gens vivent : elle représente jusqu'à 50 % de l'occupation des sols dans les villes et a permis la création de banlieues, avec leurs modes de logement, d'utilisation des terres et de transport individuel très consommateurs en énergie. Et la propriété des voitures, de loin le bien le plus coûteux des ménages, a donné naissance aux premières et plus importantes formes de crédit à la consommation. L'industrie automobile a joué un rôle pionnier dans la généralisation de l'endettement personnel, qui a fait de la vie quotidienne un système destiné à financer le paiement aux banques des frais et intérêts futurs.
Au lieu de développer une technologie nouvelle, ces sociétés de transport ont simplement trouvé un moyen différent de gagner de l'argent à partir de l'usage de véhicules privés, rejoignant les rangs des compagnies pétrolières, des promoteurs immobiliers et de l'industrie financière. Une poignée de sociétés mondiales de services de voiturage pouvaient désormais promettre un futur dans lequel elles extrairaient une rente monopolistique de chaque trajet effectué en voiture.
Ce à quoi les économistes voudraient que ressemble l'économie
Pendant des dizaines d'années, les économistes ont attribué l'extraction de rentes futures à de supposés progrès de la technologie. Dans le cas d'Uber, la firme recruta des économistes maison qui présentèrent ce processus d'extraction de rente comme un bénéfice pour le client. Son monopole lui permit d'obtenir des données qui étayèrent ces dires. En fixant le prix du trajet et le salaire des chauffeurs, Uber avait la maîtrise exclusive des informations recueillies à chaque trajet réalisé.
Elle put ainsi ajuster les charges au moyen d'un algorithme, qui calculait jusqu'où la rémunération pouvait être baissée ou le prix d'un trajet augmenté, afin de maximiser à tout moment la part prélevée par l'entreprise. Connu sous le nom de « tarification dynamique » ( surge pricing ), ce moyen d'échapper à la réglementation en matière de tarif et de salaire minimum fut promu comme la source technologique de création de valeur. Les données propriétaires issues de millions de trajets facturés furent utilisées afin de construire l'argumentaire.
Fin 1ère partie
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