Par Memento le 15/02/2017
Derrière les remake et les remaster, qui nous suivent à la trace de génération en génération, se cache une réalité plus sinistre. Au cours des dernières décennies, des centaines de titres majeurs ont en effet complètement disparu du marché, ne subsistant aujourd'hui qu'au travers de moyens considérés comme illégaux. La conservation et l'archivage de l'histoire est ainsi devenu, au rythme des émergences technologiques, un impératif de plus en plus urgent, pour ne pas dire un combat, dans une industrie qui ne voient en les jeux vidéo que des produits en passe d'être remplacés. De la répudiation de sa richesse culturelle à l'apathie du milieu : petit tour d'horizon de l'ampleur du problème.
l'idée que le jeu vidéo puisse avoir une histoire, un patrimoine, n'est pas des plus répandues
Chez les joueurs y compris, l'idée que le jeu vidéo puisse avoir une histoire, un patrimoine, n'est pas des plus répandues, au même titre que ses qualités artistiques sont encore largement discutées. Les mentalités n'en sont pas encore là, sans doute à juste titre. Il est néanmoins indéniable, et ce indépendamment de la supposée valeur intrinsèque des jeux vidéo, qu'ils sont le fruit d'une époque, d'un contexte, d'une culture bien particulière, selon que l'on parle d'un jeu japonais ou américain par exemple. A ce titre ils méritent d'être conservés, d'être pourquoi pas rendus accessibles, pour pouvoir y revenir, analyser les raisons de leur succès ou leurs influences. En somme pour pouvoir tisser un lien avec le présent et se reconnaître dans le passé. Un principe fondamentale aux sociétés d'aujourd'hui.
Vient, avec la proposition que ce patrimoine existe, la réalisation que le marché du jeu vidéo a accumulé un retard significatif, en l'espace de quelques décennies seulement. Pour des raisons techniques, de conjecture, ou bien de conceptions qui ne sont pas sans soulever certaines polémiques. Si la propagation de cette histoire se heurte ainsi à un mur impressionnant de facteurs spécifiques au jeu vidéo, que nous détaillerons par la suite, pour la plus grande part ce piétinement est dû à l'inattention des personnes les plus en capacité de la faire perdurer. Et qui, peut-être, n'ont pas réalisé l'ampleur du phénomène. C'est donc fort logiquement que les joueurs se sont emparés de la question, agissant à leur manière pour rendre accessible ces vieux jeux. On pense notamment à l'émulation et au « piratage » ; deux éléments largement répudiés qui sont, ironiquement, devenus les plus fidèles garants de cette histoire...
Pour mieux comprendre les facteurs qui ont engendré ce retard, et identifier pourquoi ces moyens détournés sont devenu si capitaux à la sauvegarde des vieux jeux, plongée dans les conférences de deux archivistes : Frank Cifaldi et John Scott, qui ont tous deux taclé la question lors de la Game Developer Conference, en 2016 et en 2015 respectivement.
Frank Cifaldi est un archiviste/historien (comme il se décrit lui-même) qui a notamment écrit pour les sites Gamasutra et 1UP et, plus récemment, a participé au développement de Mega Man Legacy Collection (2015). Sa conférence, intitulée "It's just emulation ! – The Challenge of Selling Old Games", tacle, c'est entendu, l'histoire du jeu vidéo sous l'angle de l'émulation – ce « mot grossier ». Mais elle revient également sur le retard accumulé par le secteur du jeu vidéo. Pour mieux l'évoquer, il introduit d'entrée cette statistique détonnante : « D'après l'association The Film Foundation, plus de la moitié des films faits avant 1950 ont disparu. Et environ 90% pour les films avant 1929. ». Des films qui ont, en somme, disparu à tout jamais, sans que personne puisse y faire quoi que ce soit. L'industrie du cinéma a depuis tiré les conséquences de ses échecs, et réalisé d'énormes progrès en matière de continuité d'accès. En usant déjà de standards adaptés, qui facilitent ces portages, mais aussi en investissant dès le début de la chaîne pour avoir à disposition un scan du film aisé à manipuler. En comparaison, l'industrie du jeu vidéo a, sans ces mêmes outils, accumulé un retard considérable, allant jusqu'à se montrer particulièrement résistante à la nécessité de rendre accessible des titres pourtant fondateurs.
Comparatif à l'appui, Cifaldi met en exergue ce décalage entre le cinéma et les jeux vidéo en prenant l'exemple de l'année 1989. Sur les dix films ayant engrangé le plus de recettes cette année-là (Indiana Jones et la Dernière Croisade, Batman, ...), tous sont aujourd'hui disponibles, et ce dans de multiple formats. A l'inverse, des seize jeux sélectionnés (Dragon Warrior (aka Dragon Quest), Mega Man 2, Super Mario Land), seuls cinq sont disponibles par les voies « légales », Mega Man 2 étant le seul à apparaître sur de multiples supports. Certes, l'on pourrait argumenter que le cinéma, en l'absence de constructeurs historiques, a moins à faire pour pérenniser l'accessibilité de ces films. Il n'empêche que nombreux sont les films, majeurs comme moins importants, à avoir parfaitement effectués la transition entre les supports (VHS, DVD, Blu-ray, téléchargement). Le marché vidéoludique, en comparaison, fait pâle figure. « Il eut pu en être de même pour les jeux, argumente Cifaldi, excepté que l'émulation (NDL : selon lui la solution à ce problème) a été diabolisé, et en diabolisant l'émulation, plutôt que de l'embrasser, nous avons dévalué notre héritage. (…) En ignorant cet outil, nous avons relégué la majorité de notre passé au piratage. »
Cette confusion entre l'émulation et le « piratage », entretenue par les ayants droits, trahit non pas seulement du dédain, mais de véritables similarités de contexte. En effet, comme ce fut le cas du « piratage », qui s'est présenté comme la seule alternative possible en l'absence de propositions légales suffisantes, les solutions amateures, telle que l'émulation, se sont insérées dans un secteur complètement déconsidéré par l'industrie du jeu vidéo. Face à cela, certains constructeurs (Sony, Sega, Nintendo), au plus fort de la polémique, ont bien essayé de rendre l'émulation illégale – à l'image des lobbys du cinéma, qui ont de leur côté fait pression pour inscrire dans les textes des sanctions suffisamment dissuasives (voir DADVSI, HADOPI) – mais en vain. Ce n'est finalement qu'à l'arrivée de la septième génération de consoles, et grâce au développement rapide des plates-formes de téléchargement, que les éditeurs ont pu commencer à recycler leur vaste catalogue de licences. Une goutte d'eau dans un océan.
« Internet Archives est un organisme non lucratif fondé en 1996 par un informaticien américain, Brewster Kahle. Le site, qui ambitionne de « préserver et rendre accessible la connaissance humaine », prend la forme d'une vaste bibliothèque numérique où il est possible de consulter images, textes, vidéos et musiques, et ce gratuitement. Le site est également connu pour la Wayback Machine, cet outil permettant de consulter des « clichés » de sites web qui ont depuis changé ou clos leurs portes (il en contiendrait quelques 150 milliards). Depuis 2013, il est possible de jouer directement en ligne à des centaines de jeux arcade grâce via une version de MAME portée en javascript. Une version web de DOSBox, permettant de jouer à des jeux DOS et PC, a également vu le jour en 2014, dans le cadre de la recherche et de l'enseignement. »
Cette ataraxie de l'industrie, qui à de maigres résurgences près ne se manifeste que dans les faux-semblants du droit intellectuel, est bien connue de Jason Scott, archiviste pour le site Internet Archives. Dès le début de sa conférence, "Saving Game History Forever or Dooming It to Oblivion?", il lance : « J'ai vraiment l'impression qu'il y a beaucoup d'apathie. La manière avec laquelle ces choses disparaissent... il n'y a pas exactement d'explosions massives ou d'attaques répétées, c'est plutôt du fait de l'apathie, de l'indolence, du désintérêt. » Un phénomène « d'anthropie » sur lequel il revient maintes fois mais qui n'a toutefois rien d'une fatalité, comme l'illustrent les Petabyte de données (1 Petabyte = 1024 Terabyte) à ce jour stockés par Internet Archives. La numérisation des données a en effet énormément facilité la sauvegarde des éléments ayant une valeur historique. Les outils ne sont donc pas en cause.
Selon Scott, si les jeux vidéo tombent dans l'oubli, plutôt que de rester éternellement accessible – dans une réalité plus utopiste, cela tient à la manière dont ils sont considérés : « Les jeux sont considérés comme des produits » ; « (...) mais ce ne sont pas que des produits. », plaide-t-il. Le problème, selon lui, est que « les jeux considérés comme des médias clos qui doivent être protégés intellectuellement et qui avec le temps se mêleront à l'histoire, alors qu'au contraire ils meurent presque immédiatement sans laisser de trace. » « Nous attendons un passage de relais qui ne se produit pas. » Si, entre les lignes, se dessine le fantôme du bien commun – ce pendant du droit d'auteur réduit à peau de chagrin par les avancées successives du droit marchand – on en revient à cette absence de considération des ayants droits ; mais aussi aux facteurs technologiques, qui ne permettent pas, en l'état, cette durabilité de l'accès.
Dans un marché qui oublie de se faire le rappel de son propre patrimoine, l'importance de l'émulation, de « ces gens qui cherchent à capturer l'histoire », Scott et Cifaldi ne la remettent pas en question. Ils vont, au contraire, jusqu'à en faire l'apologie, s'appuyant tous deux sur l'exemple de MAME, émulateur de jeux arcade, qui supporte à ce jour plus de 4500 jeux ; le même groupe étant aussi à l'origine du MESS, qui lui couvre plus largement l'histoire du jeu vidéo. Il ne s'agit toutefois pas, ici, de faire la promotion des émulateurs, mais d'encourager l'émulation en général. Et pour convaincre, il faut d'abord redéfinir. « Je pense que l'industrie et les consommateurs ont une mauvais conception de ce que l'émulation est. », engage Cifaldi. A savoir son caractère nécessairement illégale et gratuit, en écho aux émulateurs. Alors qu'en réalité l'émulation n'est rien d'autre qu'un procédé technique permettant de simuler un environnement bien précis.
l'industrie elle-même [..] s'est évertuée à diaboliser l'existence de l'émulation
Cette incompréhension, l'émulation la doit à l'industrie elle-même, qui s'est évertuée à en diaboliser l'existence, à imprégner l'idée que l'émulation est illégale – et donc à la renforcer dans ses travers. Ce en dépit du fait qu'aucune décision de justice ne leur a donné raison – mais ce n'est pas faute d'avoir essayé. Encore à ce jour, Nintendo n'en fait rien de moins que l'antéchrist, sur son site : « L'introduction d'émulateurs créés pour jouer à des copies illégales de jeu Nintendo représente à ce jour la plus grand menace pour les droits de propriété des développeurs de jeux. » Allant jusqu'à, de nouveau, renforcer la comparaison : « les émulateurs développés pour jouer à des copies illégales de logiciels Nintendo font la promotion du piratage. »
Il fallait donc la lire avec une pointe d'ironie, cette hypothèse émise par Cifaldi au cours de sa conférence, reprise un an plus tard (sic) par Eurogamer.net, affirmant que Nintendo aurait téléchargé une ROM de Super Mario avant de la revendre sur le Virtual Console. Un fait amusant, mais surtout révélateur d'une certaine hypocrisie. Cifaldi renchérissait, à cette occasion, sur son compte Twitter : « La raison pour laquelle j'ai évoqué cela était pour prouver que les ROM qui circulent sur internet n'ont rien d'illégitime. L'émulation est tout simplement la meilleure méthode pour republier de vieux jeux. Au point que même Nintendo s'en est emparé. » La question étant, pour lui, avant tout celle du coût : « Quand on se retrouve dans une situation ou émuler vous permet d'obtenir une version exacte, alors qu'un portage, environ cinq fois plus coûteux, sera lui imparfait, dans ce cas l'émulation est, pour moi, ce qui fait le plus sens. »
Discrètement, des exceptions se glissent ça et là dans le paysage. On y trouve, par exemple, les jeux SNK pleinement émulés en vente sur Humble Bundle ; les jeux Arcade Archives, sur PSN et Xbox Live ; plus notablement encore les jeux disponibles sur Virtual Console. Depuis 2015, une série de jeux PS2 « émulés » ont également été mis en vente sur PS4 (remis au goût du jour avec résolution augmentée, succès, etc.) ; Super Star Wars, le classique Super Nes, ayant pour sa part fait une entrée remarquée. Côté PC, la plate-forme Good Old Games met en vente des veux jeux compatibles avec les standards actuels, en usant, certes, d'émulateurs libres de droit existants (DOSBox, ScummVM...), ce qui leur vaut certaines critiques. Des titres qu'on retrouve parfois du côté de Steam, qui dans la nuée des nouveautés proposent quelques oldies tournant sous DOSBox (Wolfenstein 3D, Quake,...) (Wolfenstein 3D, Quake,...). Somme toute, ces exemples sont encourageants, puisqu'ils montrent une volonté de se ré-approprier l'émulation, mais demeurent dans le même temps relativement limités au regard de la quantité de jeux indisponible.
Bien des éléments heurtent d'ores et déjà la diffusion, et donc la préservation, des jeux d'aujourd'hui. A leur sommet, nous l'avons vu, le copyright et le droit d'auteur, qui en plus d'être inadaptés aux jeux vidéo (une pensée pour les titres qui n'ont pu être réédités à cause de droits sur la musique), sont devenus des éléments extrêmement polarisant, qui heurtent d'autant plus leur diffusion. Vient ensuite l'obstination de l'industrie à recourir aux exclusivités, qui sont devenues une des seules manière de se démarquer. Le souci étant qu'on continue de les perpétuer plusieurs décennies plus tard, au lieu de se donner la possibilité de toucher de nouveaux acheteurs. Enfin, l'abandon progressif de la rétro-compatibilité (sujette à des résurgences), au profit des plates-formes de téléchargement, a réduit d'autant plus la vie marchande des jeux console. L'ironie étant que ces fameuses plates-formes, bien qu'en théorie idéales pour pérenniser l'accès à des jeux de toutes générations, se concentrent sur les nouveautés, en plus de souffrir d'incompatibilités regrettables (à l'image des nombreux jeux PSN téléchargeables sur PS3 mais pas sur la PS4).
Ses acteurs reconnaissant pour la plupart une demande en matière de jeux cultes, et donc un potentiel marchand, sans toutefois réaliser que ce n'est pas toujours la meilleure solution
Au milieu de tout ça, les remakes, qui se sont épanouis au fil des années (un peu moins d'une trentaine de titres en 2016) font figures de cas à part. En la pratique, ils répondent à une double problématique : pour le joueurs, remettre au goût du jour, sur la génération en cours, des jeux sortis sur des consoles qui ne sont plus produites ; pour les éditeurs, capitaliser, à moindre frais, sur leur catalogue de jeux passés. Ils ne sont donc pas dénués de mérite, en particulier dans le cas ou ils présentent un bénéfice important par rapport à l'original, tel que dans le cas ou il fut assujetti a de lourds problèmes techniques. On se trouve néanmoins dans le cadre d'un travail dérivatif, qui ne solutionne en rien l'absence de disponibilité de l'original. En cela, ils ne peuvent, ou en tout cas ne devraient, s'y substituer. Malheureusement, ils tendent effectivement à s'y suppléer. Parfois de force, à l'image de Gearbox Software, qui a choisi d'abandonner les droits de Duke Nukem 3D, l'a fait retirer de GoG comme de Steam, pour mieux le remplacer par l'édition 20th Anniversary World Tour.
Ces remakes, souvent « faciles » – on y trouve surtout des titres sortis il y a moins de dix ans – illustrent l'état d'esprit actuel de l'industrie. Ses acteurs reconnaissant pour la plupart une demande en matière de jeux cultes, et donc un potentiel marchand, sans toutefois réaliser que ce n'est pas toujours la meilleure solution, et que cela peut même être contre-productif. De fait, ils véhiculent sans le vouloir cette idée que la seule manière de rendre de vieux jeux accessibles est de le faire avec un nouveau coup de peinture. Ce qui contribue à dévaluer les originaux dont ils s'inspirent, en entretenant cette idée que le remake est la meilleure, voire la seule version possible. Dans de nombreux cas l'original n'étant effectivement pas disponible (tel que dans le cas de Ducktales, dont seul le remake, sorti en 2013, est disponible).
La situation en matière d'accès a beau être loin idyllique, la conservation de l'histoire du jeu vidéo ne s'arrête pas à la disponibilité, ou l'indisponibilité d'un titre. Cifaldi le rappelle : « La préservation, c'est plus qu'un binaire jouable du jeu, c'est également toute l'histoire entourant le jeu. » Ce qui comprend tous les documents ayant entouré sa conception, les développeurs ayant contribué à sa création, les traces qu'il a laissés (magazines, images, vidéos, etc). A ce titre, si les collectionneurs sont à ce jour d'involontaires mais fervents historiens, tout un chacun, en produisant du contenu, que ce soit des screenshots, des streams ou bien encore des podcasts, œuvre indirectement à la préservation de cette mémoire. De ce côté-ci il n'y a guère à craindre.
Tant que l'industrie continuera d'ignorer ce patrimoine, de les refuser au grand public, d'agir comme si seule la nouveauté daigne exister – au prétexte, on le devine, que ces jeux datés n'ont plus leur place, les solutions amateures demeureront la seule alternative. Le risque, c'est qu'à force de les mépriser, de ne les imaginer qu'en plus beau, transis dans cette potentialité de faire « mieux », on ne rate des éléments primordiaux à leur conception. Car aussi motivés soient ces historiens les secrets de fabrication leur restent inaccessibles, suspendus au bon vouloir des développeurs eux-mêmes. Raison pour laquelle Jason Scott les exhorte à « quitter leur bureau avec des cartons de documents ». « Préserver passe par rendre accessible » ("Access Drives Preservation"), nous répète-il à l'envi. Puisque, faut-il seulement le rappeler, un jeu ne se limite pas qu'à la somme de ses qualités et de ses défauts, mais est le résultat d'un contexte et de limitations techniques bien précis. Qu'il convient donc de reconnaître, de respecter, et pourquoi pas d'honorer comme il se doit, plutôt que de les astreindre à un statut d'étoile filante constamment remis en cause par le travail de réécriture.
Par Memento le 15/02/2017