Par Morolian le 08/03/2017
Ne prenez pas peur à l’évocation de ces mots : « Animal Crossing : New Leaf ». Désormais synonyme de casual gaming, de gamins collés à leur 3DS sur la banquette arrière et d’innombrables cartes amiibo, Animal Crossing n’est pas le jeu grâce auquel vous allez pouvoir frimer à la prochaine soirée VR. Vous pourriez même avoir un peu honte de dévoiler votre nombre d’heures passé dessus ou, encore mieux, vous ne vous êtes jamais abaissés à l’effleurer de vos doigts boudinés. Animal Crossing prône pourtant de belles valeurs écologiques (on y plante plein d’arbres), sociales (on s’y fait plein d’amis) et philosophiques (le zen avant tout !). Enfin, c’est ce que Nintendo essaye de nous faire croire. Que nenni ! Derrière les couleurs pastel et les mots doux se cachent bien des vices. Addiction ingérable, trafic d’animaux, crises d’angoisse et apologie du consumérisme sont au rendez-vous et nous allons en parler tout de suite.
Pour celles et ceux qui ne sont pas familiers avec la saga Animal Crossing, voici un très rapide résumé des faits. L’histoire débute avec Doubutsu no Mori, sorti uniquement au Japon en avril 2001 sur Nintendo 64. En décembre de la même année, le soft est porté sur Gamecube et espéré par beaucoup en Occident. Animal Crossing est encore à l’époque une curiosité pour les gamers amateurs d’import et considéré comme un jeu bizarre dans lequel l’on aide des girafes à déménager (1). Les Européens durent toutefois être patients jusqu’en septembre 2004. Résultat : passion pour les uns et débandade pour les autres après trop de fantasmes. Avec les opus Wii et DS, le jeune public est irrémédiablement conquis ; le public hardcore raille une image casual et infantile. L’objet d’intérêt de cet article -Animal Crossing : New Leaf- débarque dans nos contrées en juin 2013 sur 3DS et a, contre toute attente, reçu une mise à jour gratuite en novembre 2016. Les présentations de politesse remplies, reste la grande question : Animal Crossing, c’est quoi ?
Animal Crossing est un jeu étrange qui se passe en temps réel : quand il est 15 heures dans la vie (la nôtre, la vraie), il est 15 heures dans le jeu, comme dans un univers parallèle planqué dans la console. New Leaf catapulte notre personnages (fille ou garçon) dans le rôle de maire d’un village peuplé de bavards animaux anthropomorphes. Il faut remplir des tâches diverses comme rembourser sa maison, décorer les lieux ou tisser des relations avec vos habitants. Même si en vérité, il ne « faut » rien. Il n’y a pas de but défini et obligatoire, ni même de véritable fin. Tout est accessible, pacifique et bienveillant. On ne meurt jamais. Les actions peuvent être réalisées au rythme souhaité par le joueur. Autant dire que le concept peut s’avérer déstabilisant, voire ennuyeux. Ou alors, intriguant et addictif, comme une dose de feel-good relaxant.
Le paradoxe le plus fondamental concerne le mélange détonnant entre l’esprit zen et l’appel au consumérisme.
Le paradoxe le plus fondamental concerne le mélange détonnant entre l’esprit zen et l’appel au consumérisme. Tout avance très lentement dans Animal Crossing. Le rapport au temps invite à la patience et au calme. Jouer plusieurs heures de suite s’avère extrêmement rare et sans grand intérêt. Les petites sessions journalières sont à privilégier, le temps de s’assurer que tout tourne rond dans notre village. Les constructions embellissant le paysage ou les agrandissements de notre demeure mettent longtemps à être remboursés et une fois les crédits clos, ce n’est que le lendemain que l’on pourra enfin admirer le fruit de nos efforts. Pour pousser le vice, courir à l’extérieur abîme le sol et détruit les fleurs savamment plantées aux endroits opportuns. Et qui voudrait vivre dans un terrain vague plutôt que dans un jardin idyllique ? La marche et la flânerie sont nos amis, tout comme notre dizaine d’habitants à qui l’on adore rendre service. A force, ces tas de polygones deviennent attachants : notre voisine koala tellement gentille, le chat tigré qui râle tout le temps ou le poulpe gourmand avec sa tronche de takoyaki. Pourtant, en filigrane de tous ces beaux préceptes, la collectionnite guette. Des meubles par centaines sont disponibles pour décorer sa maison, la plupart classés en sets ou en thématiques. Il existe même un système de notation interne au jeu pour quantifier notre bon goût, afin de gagner d’autres objets encore plus rares. Ce bibelot aperçu chez un voisin, ce Blue Falcon made in Nintendo, nous aussi on les veut ! Tout comme le salon asiatique, la chambre romantique, la cuisine moderne, le catalogue complet et le badge qui l’accompagne ! Une fois le pied dans la spirale, il est trop tard. Alors, on arrose, on salue gaiement puis on court dépenser 120'000 clochettes (la monnaie du jeu) chez Carla pour un fauteuil qui fera des jaloux dans l’entrée.
C’est ainsi qu’Animal Crossing creuse son trou maléfique dans lequel le joueur n’aura de cesse de s’enfoncer. Sous-titré Tobidase au Japon (traduisible par « Sortez »), New Leaf propose en outre de visiter les villages de nos amis en temps réel via la magie d’internet. Voire plus : il suffit d’enregistrer son propre village dans le nuage du web pour le rendre accessible à tout moment au monde entier. Via un « code onirique » fourni par le jeu, n’importe quel parfait inconnu peut proposer à qui le voudra de « rêver » de son chez-lui. Il est donc de bon ton de bien présenter, de parfaire sa petit commune, d’allier originalité et monuments branchés.
Pour l’extérieur, il suffit de se rendre à la mairie afin d’entamer des « travaux publics » (sculptures, fontaines, pyramides, etc.). Sauf que la bonne volonté de départ ne suffit pas. La stratégie s’avère obligatoire. Si quelques constructions sont disponibles par défaut, la plupart doivent être débloquées par un système de suggestion des habitants. Comme son nom l’indique, vos villageois doivent vous voir, courir vers vous et proposer spontanément de bâtir bancs divers, cromlech et autre source d’eau chaude. Cela serait simple si les propositions suivaient une logique claire et invariable. Ce qui n’est bien sûr pas le cas. Parfois, l’habitant préférera vous ignorer, vous proposer plutôt un nouveau surnom ou de lui racheter ce magnifique t-shirt léopard pour la bagatelle de 2000 clochettes. De plus, le choix de vos congénères est primordial. Les centaines d’habitants potentiels sont répartis dans huit catégories, correspondant chacune à une sorte de caractère (rêveur, sportif, snob, gentil, etc.) et à chaque caractère sa liste de suggestions. Par conséquent, pour obtenir le populaire pont japonais, au moins un râleur doit vivre chez vous. Pour la mythique statue Moai, recrutez un frimeur ! De la place pour tous ? Sûrement pas ! Ce qui nous amène à la question suivante : comment peut-on obtenir de nouveaux camarades ?
Plusieurs options sont possibles, du moment qu’une place libre est disponible (dix places maximum). Jusqu’à neuf, les animaux emménagent sans votre permission au fil du temps. En parallèle, un roulement s’effectue au camping (si vous l’avez construit !), dans lequel vous pouvez plaider votre cause auprès du visiteur et le convaincre de rester. Le problème étant que le camping reste souvent désespérément vide ou alors accueille un touriste pas à votre goût. Le plus efficace se révèle être le don : si un villageois décide de quitter un village (nous y reviendrons), le joueur peut l’offrir à qui le veut le jour de son déménagement (sortez les agendas). Après un échange de codes ami, le demandeur n’a qu’à se rendre dans le village du donneur et offrir une place bien au chaud à l’animal visé. Si toutes les conditions sont remplies, ce dernier acceptera de bon cœur de voguer vers de nouveaux horizons. Une bien belle dynamique de partage, n’est-ce pas ? Du moment que la lapine fofolle nous permet de lancer la fabrication du sapin illuminé, tout va bien.
Aussi fou que cela puisse paraître, les animaux d’Animal Crossing ont été au fil des années classés selon leur popularité, tableau top-tier à la clé.
Outre l’aspect pratique du choix de sa population, il serait hypocrite de nier l’importance de l’esthétique. Surtout quand les fanarts sur Tumblr mettent sans cesse en avant ce petit écureuil boudeur ou cette licorne turquoise. Une généreuse âme s’en sépare peut-être quelque part sur un quelconque réseau social ? Une fois le forum international consacré découvert, le cœur déchante rapidement. Aussi fou que cela puisse paraître, les animaux d’Animal Crossing ont été au fil des années classés selon leur popularité, tableau top-tier à la clé. Les vilains tout en bas, bouh. Tout en haut, les plus beaux, les plus charmants. Et pour en faire l’acquisition, ce n’est pas gratuit, le million de clochettes minimum peut être requis. S’organisent même des ventes aux enchères selon des critères précis. Richesse, disponibilité et politesse sont les armes. En signature, on peut admirer la dream list de chacun, composée des dix habitants avec lesquels il ou elle rêve de cohabiter. Afin d’obtenir son harem parfait, certains franchissent même le pas : ils trichent. En manipulant l’horloge interne de la console, ils font déménager / emménager les animaux comme dans un tourbillon, quitte à nier le principe intrinsèque du jeu et prétendre jouer le 28 septembre 2021 alors que l’on est en vérité le 24 mars 2017 !
Le pire reste à venir car Nintendo se montre particulièrement cruel. Via le même système de suggestion cité plus haut, vos chers habitants peuvent annoncer une triste nouvelle : leur départ. Et vous aurez beau faire de votre mieux, ils n’arrêteront jamais de vouloir quitter le paradis si patiemment construit. Jamais. De temps en temps, ils ne prennent carrément pas la peine de prévenir et en allumant la 3DS un beau matin, le cochon jovial ou le crocodile athlète sont dans les cartons sans possibilité de retour en arrière. Tout allait pourtant si bien ! Il suffit de partir trois jours en week-end sans sa console pour que la pression revienne lundi. Marie notre assistance va-t-elle annoncer une énième trahison ? Cela arrivera forcément un jour, sachez-le. Certains en ont rage-quitté leur partie. D’autres se souviennent avec émoi de leurs aventures, mais n’osent pas relancer leur sauvegarde après une trop longue pause, imaginant un village vide à l’abandon.
Une fois les larmes séchées, l’émotion laisse sa place à la raison. Après beaucoup d’efforts, un compteur d’heures défoncé et une avalanche de clochettes, votre village est tout simplement magnifique. Vous avez créé des chemins en scannant des QR codes de motifs et judicieusement planté arbres et buissons. Les fleurs hybrides, c’est bon. Les dettes, c’est fini. Chaque chose est à sa place. Cerise sur le gâteau : par un moyen ou un autre, un habitant désiré débarque demain. L’angoisse ressurgit : votre plan optimisé, cet habitant, il s’en fiche éperdument. Il est impossible (sauf triche) de déterminer l’emplacement de la maison d’un nouvel animal. Et à tous les coups, il va s’installer en plein milieu d’une route ou alors juste devant votre propre maison pour bien gâcher la vue. Vous aviez prévu un coin libre avec accès à la plage, l’endroit parfait. En lançant la partie, le stress vous accompagne. Est-ce que ce vantard de fourmilier va gâcher tous ces mois de travail ? Oserez-vous allumer la console pour le savoir ?
Malgré tous ces énervements et ces frustrations, New Leaf finit inlassablement par faire partie du quotidien. La boucle continue, savamment orchestrée pour toujours fournir une bonne raison de se rendre dans notre havre de paix. On ne reste pas longtemps, seulement un petit tour de courtoisie question d’arroser les plantes et de passer le bonjour vite fait. Pour le plus courageux souhaitant abandonner, il faut supporter tel un sevrage une phase de culpabilité. Tenir bon, être fort.
Ne vous laissez pas duper, ne tombez pas dedans.
Tout cela dit, nous verrons dans la seconde partie qu’Animal Crossing n’en finit pas de muter et a déjà commencé à renier sa propre morale.
(1) Une rumeur voulait que l’on aide des girafes à déménager, ces dernières exigeant une heure de rendez-vous précise, coinçant donc l’emploi du temps du joueur. En réalité, ni girafe ni déménagement de ce type n’existe dans le jeu, il s’agit d’une simple légende urbaine.
Par Morolian le 08/03/2017
CitationAu sujet de l'emménagement de villageois, depuis la dernière mise à jour et la dernière série de cartes amiibos, on a désormais un moyen d'influer sur qui peut intégrer notre village non ?
Citation de: Memento le Mars 10, 2017, 05:12:52 PM
Je n'ai jamais été tenté depuis par Animal Crossing (peut-être suis-je aussi à chaque fois passé à côté de la hype). Je trouve néanmoins le phénomène fascinant (et la musique envoutante). Merci Molo pour cette plongée captivante !
Citation de: Hobes le Mars 12, 2017, 01:15:40 AM
Je ne crois pas qu'Animal Crossing ait été sujet à une hype particulière ? L'émulation, entre amis, aide clairement à rendre l'expérience plus excitante mais le succès du titre repose en partie sur le partage d'expériences, d'images, d'objets... et puis c'est zen, tranquille et le jeu peut se consommer par de très courtes sessions là ou d'autres jeux ont besoin, parfois, d'heures entières pour qu'on y prenne un vrai plaisir.